Tout commence avec l’eau, celle d’un océan qui recouvre tout, viennent se superposer les couches de sédiments, particules flottantes poussées sur le fond, résidus d’autres roches. Il est difficile de faire la part du vivant et du chimique dans l’élaboration de ces roches. Cette soupe primordiale se structure. Elle deviendra le calcaire turonien. La lithification vient transformer ces sédiments en roches par compression. Ces calcaires blancs, incrustés de silex, s’étagent avec des lits marno-gréseux du Cénomanien et, enfin à la base de cet empilement, des marnes franches de couleur bleue.
Poussées par des forces colossales, l’émersion annonce le début du plissement en deux temps. La mer est substituée par une mangrove forestière, origine du lignite. Le passage de cours d’eau viendra apporter les sables blancs riches en Kaolin et rouge ainsi que l’argile. Les poussées tectoniques successives est-ouest et nord- sud combinées aux qualités spécifiques de l’empilement de ces roches ont contribué à former ce paysage contradictoire et exceptionnel. Le creux qui définit habituellement un synclinal se retrouve alors en hauteur, les forces en présence ayant soulevé perpendiculairement les parois rocheuses, plissant la roche formant ainsi ce bassin fermé sur lui-même, protégé par de hautes parois verticales sur son pourtours. Uniquement accessible pendant longtemps par deux pas, fractures imposantes dans le paysage, la forêt de Saoû est une zone d’habitat et de refuge pour l’homme. Elle accueille aussi une faune et une flore riches, contrariées régulièrement par l’activité humaine.

On traverse à vive allure en voiture ces paysages généreux, les parfums des lavandes et des pins chauffés à blanc diffusent dans l’air, la route devient sinueuse et les parois rocheuses d’abord discrètes se referment furieusement. La ligne d’asphalte se fraie un chemin fragile, coincée entre un mur de roche bleue et un précipice au fond duquel s’écoule un petit ruisseau. Cette vague minérale me fait un effet étrange, je suis subjugué par les éléments naturels, mais un trouble m’envahit. On s’arrête un instant, ici le vent puissant s’engouffre dans la faille, l’eau du ruisseau
a du mal à suivre son chemin, une anticascade.
Il est comme un avertissement : « Je suis Pazuzu, fils de Hanpa. Le roi des mauvais esprits de l’air qui sort violemment des montagnes en faisant rage, c’est moi ! ». Dans ce bruit tonitruant, il y a un silence en moi et en dehors de moi, je sens comme un long, un silencieux effondrement. Toutes mes turpitudes citadines, furibondes se relâchent dans cette accalmie, après s’être déchaînées sous mes yeux, à mes oreilles, pendant des jours de chaos pré-humain, post-humain. Ici c’est un seuil, la porte d’un Eden, dont je pressens que je ne saurais jamais où il est, ni ce que c’est. La route sinueuse nous amène vers le passage le plus grand, tout est tellement vertical qu’il est difficile d’appréhender ce monde. L’ascension longue, la traversé courte, la frustration de ne pas aller directement au centre. Je n’arrive pas du tout à saisir la topographie, je m’y résous. Comment autant de paysages, de morphologies peuvent ils se concentrer sur un si petit territoire? Le regard et les récits ne pourront être que fragmentaires et complexes.

La marche suivra le rythme naturel de ma curiosité. Je suis à l’affut de signes et je ne serai pas déçu.
On m’a dit que si j’arrivais assez tôt sur le sommet culminant, le soleil levant percutant la montagne dessinait un monument. J’ai attendu patiemment le disque solaire dans le vent glacé du démon, brulé mes yeux délavés à sa lumière pour voir apparaitre l’ombre de la pyramide des revenants.
Il y a aussi les cercles, traces de la danse des sorcières pour convoquer le serpent, celle des fées, la main du diable ou celle de génies savants.
Dans la combe profonde, où le soleil, comme de purs coups de pinceau, tâche de lumière, qui ont la forme de terre et de mer, et une paix de sommeil vivant, vient frapper ici la roche. La pierre, je l’aimerais sans genre, indéterminée, sans symboles. Épuisées de tant d’usages, maltraitées par le temps, par les forces telluriques, lourdes de nos histoires, ruisselantes d’efforts, les pierres elles aussi ont droit au repos.

Au sommet d’un flanc, celui d’un encrier, la roche foudroyée semble vouloir prendre vie, les couches profondes de son épiderme sont mises à nue pour nous révéler les récits du lieu. Ici, il y a ce qu’il y a eu, ce qui lutte encore et ce qui a été vaincu. Ce lieu puissant de magie qui trouble les perceptions est bien le théâtre des drames du vivant. Rien ne lui résiste, tout est résiliant. Dans sa forêt se joue la mort dans une beauté saisissante, les fils de soie font oublier un instant que les arbres toujours verts se meurent rapidement. Je trouve trois éléments : une boite crânienne d’un canidé, une masse fragile de tuf, biolithogenèse, de cristaux blancs eux-aussi bien vivants. Alors comme pour me rappeler à l’ordre, coupable anthropocène, porté par ces émissaires puissants, dans ma chute je percute la branche morte d’un vieux buis finissant, choc en plein cœur, je me retrouve à genoux, prosterné aux pieds des roches courbes et une fêlure. La côte brisée, je me suis fait le serment de revenir parler à ces lieux et tous ses habitants.